Joseph n'en pouvait plus de ces bondieuseries dont le martelait sa sœur à longueur de journée. Il blasphémait à la moindre occasion et jurait à tout va pour lui déplaire, contrarier ses voisins et défier les cieux. Il ne croyait en rien, ce qu'il possédait était le fruit de son travail, il l'avait chèrement acquis et ne devait rien à personne. Elle avait beau gémir dès qu'il élevait la voix en direction de ce créateur qu'elle invoquait sans cesse, rien ne l'arrêtait, à croire qu'il prenait plaisir à voir la crainte sur le visage de la pauvre femme. Ils vivaient ensemble depuis longtemps, peut-être depuis toujours, Marie ne se souvenait plus. Elle n'était pas jolie, n'avait pas d'héritage, tout était destiné à son frère. Il l'avait tolérée sous son toit toutes ces longues années , aucune autre femme n'avait passé le seuil de la ferme familiale. Elle avait eu l'écho de vagues liaisons dans le passé, mais aucune n'avait abouti à une relation durable, les compagnes de fortune qu'il avait croisées, n'avaient pas résisté à ce caractère austère, grincheux et querelleur. Marie s'occupait bien de la maison, elle n'en voulait pas à Joseph pour sa mauvaise humeur. D'abord parce que Dieu lui recommandait la compassion et ensuite parce qu'elle avait de la peine pour cet homme qui n'avait pas su attraper le cœur d'une femme. Elle abattait le travail de deux personnes, dehors comme dedans. Il lui fallut braver sa peur de lui pour réclamer une nouvelle fois un balai en remplacement du vieux déplumé qui n'était plus bon à rien.. - Et quoi encore la vieille...tu veux me mettre sur la paille avec tes besoins de bourgeoise, - Celui-la est si vieux, osa-t-elle - Tu m'embêtes, je t'en fabriquerais un nouveau quand j'aurai le temps. - Avec quoi comptes-tu le fabriquer, s'écria-t-elle avec effroi. - Devines, répondit l'homme, un sourire narquois au coin des lèvres.
Non, laisse cette idée stupide, je trouverai un moyen avec des vieux chiffons.
L'homme semblait s'amuser du soudain revirement de sa sœur. Il savait parfaitement à quoi cela était dû. - Si, si ma jolie , je vais faire ça pour toi, il me suffit de trouver quelques vigoureux genêts et je te ferai un nouveau balai qui durera pour le restant de ta vie.
Non! Joseph tu ne peux pas faire ça. La voix brisée de Marie suppliait maintenant. Tu ne peux pas le faire répéta-t-elle dans un sanglot.
- Pauvre vieille folle. A toi seule tu rassembles toutes les bêtises de la terre, ton bon dieu d'un côté et tes croyances superstitieuses de l'autre. - Tu crois vraiment que toucher aux genêts de notre terre, me précipitera en enfer. La colère de l'homme avait empli toute la pièce réduisant Marie en un petit tas au coin de la cheminée. - Tiens, gronda-t-il j'y vais de ce pas arracher ces branches du diable. Marie se signa instinctivement. Trop tard l'homme avait quitté la pièce, elle tomba à genou et se mit à prier avec ferveur.
Lorsque l'homme revint, plus tard dans la soirée.; il retrouva Marie prostrée à la même place, elle avait beaucoup pleuré et son visage était zébré de poussière noire . Lorsqu'il jeta le fagot de genêts à ses pieds, elle sursauta et prise de folie se précipita sur son frère, le frappant pitoyablement de ses pauvres poings inoffensifs.
ça suffit, maintenant, réchauffe nous la soupe, je suis fatigué, j'ai perdu beaucoup de temps à extirper ces maudites herbes . Je me suis même blessé les mains. Tu ne mérites pas le mal que je me donne pour toi.
Les jours suivant la mauvaise humeur s'installa dans la maison. Marie essayait de faire bonne figure malgré la peur qu'elle gardait au ventre. Il n'était pas possible qu'ils ne paient pas l'outrage que Joseph venait de commettre. Les genêts de sa commune étaient sacrés , ils poussaient là où ils voulaient et personne n'avait le droit de les arracher. Ces genêts symbolisaient la présence divine dans le village, ils avaient été semés par le saint protecteur et fondateur de la ville, de vilaines histoires avaient hanté son enfance, à propos de ces genêts dotés de pouvoirs ;... Pour Marie il n'y avait pas de doute, la malédiction ne pouvait que s'abattre sur eux.
Joseph ne lui parlait plus depuis cette dernière soirée, imperceptiblement son état de santé baissait, jour après jour. Lorsqu'il refusa de manger la soupe, elle le gronda gentiment mais il repoussa son assiette . Elle lui versa un peu de vin et lui tendit son verre, Joseph voulut le saisir mais le verre s'échappa de ses mains. Ce que vit alors Marie , l'horrifia . Joseph portait de profondes escarres, visiblement infectées dans chacune de ses paumes. Joseph n'allait pas bien du tout , elle le coucha dans le petit lit du bas, pas trop loin du feu. Il sembla s'endormir aussitôt. Elle enfila son fichu et se précipita sur la route. Il fallait trouver le médecin ou le vétérinaire, qu'elle connaissait mieux, elle en aurait bien pour une heure de marche.
A leur retour ils trouvèrent Joseph tombé au bas du lit. Le médecin ne put que constater l'état de délabrement du malade et la présence d'une fièvre mortelle. Il tenta de désinfecter les blessures de l'homme mais l'infection avait gonflé les mains d''une vilaine façon.
- Il n'y a plus rien à faire ma pauvre Marie. Reste auprès de lui, je préviens le curé en chemin. Marie tremblait de la tête au pied . Elle se mit à prier de toutes ses forces. Joseph était brave, il ne méritait pas cette punition, elle implorait, demandait pardon pour son frère. Lorsque le curé arriva , il ne restait plus qu'un filet de vie dans le corps bouillant de Joseph. Il eut juste le temps de lui donner l'extrême onction, puis Joseph mourut.
Marie n'avait plus de larmes, elle couvrit son frère d'un drap propre et le veilla.
Lorsqu'elle se réveilla, beaucoup plus tard dans la matinée, elle hurla sa douleur, caressant le visage qu'elle avait toujours connu et sans doute aimé. Elle posa sa tête un instant sur sa poitrine. Elle voulut saisir ses mains. Elles étaient larges et puissantes, ses doigts étaient longs et ses paumes redevenues parfaitement lisses.
Chroniques d'un atelier d'informatique "senior" , drôle et émouvant